Traducteur : Pierre Deshusses
Le Cercle de craie est inspiré d’une œuvre de Li Xingdao. Avec cette pièce dont la première eut lieu en janvier 1925 au Stadttheater de Meißen puis simultanément dans plus de cent théâtres allemands, Klabund fut pendant quelques années, l’auteur allemand le plus joué. Cela n’a pas laissé Brecht indifférent qui s’en est inspiré (outre d’autres poèmes de Klabund) pour son Cercle de craie caucasien (1948). La différence entre les deux titres montre déjà la différence de traitement. Si Brecht en a fait une pièce engagée et très exactement située, avec certains aspects qui gênent souvent les metteurs en scène actuels, une pièce double aussi qui se divise en deux récits parallèles dont les héros distincts ne se retrouvent qu’à la fin, Klabund a choisi de conserver l’atmosphère lointaine et orientale pour préserver la valeur d’universalité. Il a aussi transformé les figures frustres du canevas initial pour en faire des personnages ambivalents, contradictoires et qui ne sont pas figés dans un rôle.
De fille publique à femme publique, tel pourrait être le tracé du premier cercle de cette pièce. Haïtang est une jeune fille que sa mère, soudain devenue veuve, se contraint à vendre comme fille de joie dans une maison close. Le premier client qui est séduit par ses charmes est un jeune homme du nom de Pao. Mais les deux jeunes gens doivent bien vite interrompre leur idylle avec l’arrivée du riche Ma qui achète la jeune fille et en fait sa seconde épouse. La jeune fille rencontres de nombreuses épreuves avant que le cercle ne se boucle, imposant le texte comme un symbole non seulement de justice mais aussi d»amour et de réconciliation politique et privée.
Klabund est le pseudonyme d’Alfred Henschke, écrivain allemand né le 4 novembre 1891 à Crossen sur l’Oder et mort à Davos le 14 août 1928. Fils d’un pharmacien, il passa sa jeunesse à Crossen. A seize ans, il fut atteint de tuberculose, ce qui lui valut de nombreux séjours en sanatorium et sans doute influença sa production littéraire, poésie, romans, pièces en prose, théâtre, adaptations et travaux d’histoire littéraire, ne fût-ce que dans son ampleur. En quinze ans, en effet, Klabund bâtit une œuvre dont s’enorgueilliraient bien des écrivains pourtant prolifiques. Au lycée de Francfort-sur-l’Oder, il se lie d’amitié avec le futur poète Gottfried Benn. En 1911, il entreprend des études de philosophie et de littérature à Munich, ne les achève pas, se rend ensuite à Berlin et à Lausanne et dès lors gagne sa vie comme écrivain indépendant entre ces trois villes. Son premier recueil de poésies, Morgenrot! Klabund! Die Tage dammern! paraît en 1913 à Munich, grâce à Artur Kutscher et affirme déjà un style inclassable. Klabund y rompt radicalement avec l’impressionnisme et particulièrement le naturalisme ambiant. On y pressent déjà cette pratique de la rupture dans le discours et ce lyrisme exacerbé qui évoqueront si souvent à son sujet le terme d’’expressionnisme’. C’est Alfred Kerr qui le révèle au public la même année dans sa revue Pan avec des poèmes érotiques délibérément provocateurs. Auteur et éditeur finiront devant les tribunaux. Du jour au lendemain, Klabund est célèbre. L’esclandre lui ouvre les portes de nombreux journaux et revues. La Grande Guerre marque un tournant profond dans la vision de l’histoire et du monde de Klabund ; toute son œuvre s’en ressentira. En 1914, il est d’abord emporté par la vague générale d’enthousiasme patriotique. Il ne tarde pas à changer d’avis. Son honnêteté farouche et son pacifisme s’expriment sous une forme détournée dans des adaptations magistrales de la poésie orientale, perse, chinoise, japonaise. En 1916, au noir du conflit, il traduit ainsi Li-Tai-Pe et en 1918, au cœur des remous qui suivent la défaite, enclenchent la Révolution allemande et provoqueront l’abdication du Kaiser, il publie les poésies de Geisha O-Sen. Ce ‘désengagement engagé’, qui réflète sa distanciation à l’égard de l’histoire nationale, pour reprendre un terme de Bertold Brecht, lui sera lourdement imputé par la suite. La dernière partie de la vie de Klabund le trouve absorbé par le théâtre, sous l’influence de sa seconde femme, l’actrice Carola Neher. Il écrit de nombreuses pièces brèves. En 1925, il publie le Cercle de Craie Caucasien, d’après un poème de Li Xingdao, qui lui vaudra un immense succès et que reprendra justement Brecht, l’un de ceux qui comprirent d’emblée le génie de Klabund. Dès 1915, Klabund a multiplié les provocations et dénoncé la guerre : Moreau, qui date de cette année-là, exprime, à travers les tourments du général français, l’aversion d’un esprit lucide pour la populace meurtrière, et les recueils de poésies tels que Irene oder die Gesinnung, de 1918, et Dreiklang, de 1919, réflètent éloquemment l’exécration d’un cœur tendre pour la boucherie qui inaugure l’horreur du XXe siècle. Mais il écrit, frénétiquement, car l’horloge tourne plus vite pour lui que pour les autres. Après Moreau, c’est Bracke, 1918, Franziskus, 1919, Mohamed, 1921, Piotr, roman d’un tsar, 1923, Borgia, 1928, et de très nombreux autres récits. L’imminence de la mort n’a pas seulement prêté à Klabund ‘une plume pressée’, elle l’a également propulsé vers une sphère supérieure : il n’habite plus l’Allemagne, mais le monde, l’histoire. ‘Mon nom est Klabund, c’est-à-dire errance’. L’exceptionnelle modernité qui est la sienne tient à ce rejet irrépressible de son époque, car il appartient à la génération qui a subi dans sa jeunesse l’étouffoir de la société impériale, comme son compatriote Gottfried Benn (1886-1956), comme l’Autrichien Georg Trakl (1887-1914), dont il est si souvent si proche, comme les Pragois Franz Werfel (1890-1945) et Franz Kafka (1883-1924), et comme la poétesse Else Lasker-Schüler (1869-1945). Sa musique, car une musique se dégage irrésistiblement de tous ses textes, évoque étrangement celle de Gustav Mahler (1860-1911) et ses images, celle d’une autre victime du totalitarisme impérial, Egon Schiele (1890-1918). Les dates ne sont pas ici données par souci universitaire, mais pour souligner leur contemporanéité : ils ont tous vécu l’horreur du Léviathan agonisant des impérialismes qui saignaient déjà le Vieux Monde et où les poètes et les écrivains étaient des exilés de l’intérieur : leur œuvre est le cri de la douleur du monde. Champs de bataille, cadavres, morgues, hôpitaux et villes changées en coupe-gorge sont le théâtre de leur angoisse. Mais Klabund n’est pas seulement un témoin-clef de l’’Histoire philosophique de l’Occident’ : il est aussi un maître et, en dépit des convulsions qui l’entourent, il est reconnu comme tel, autant par la profondeur psychologique que par le style. Il jouit d’une immense réputation dans l’Allemagne d’avant la Seconde guerre mondiale. On reconnaît son influence sur Gottfried Benn, mais aussi sur Bertold Brecht et peut-être même Günther Grass, en dépit de l’allégeance que celui-ci déclare à un autre maître, Theodor Fontane. Nul écrivain n’y échappera : ni ceux du Groupe 47, ni une Ingeborg Bachmann, ni sans doute un Paul Celan. La rhétorique belletristik est sabrée au profit de l’efficacité. Dans leur modernité, leur intuition du montage et du rythme, tous les textes de Klabund sont cinématographiques, et il s’essaiera d’ailleurs au scénario, comme dans Raspoutine (1928). Quand il meurt, à trente-huit ans, c’est son ami Gottfried Benn qui prononce l’oraison funèbre du ‘Vagabond céleste’ (reprenant le titre d’une poésie datant de 1919). ‘Aux antipodes d’un monde utilitariste et opportuniste’, écrit le poète, ‘d’un monde d’existences assurées, de fonctions, d’honneurs et de positions assurées, il n’avait pour lui que sa foi et son cœur.’ La renommée de Klabund survit à travers la République de Weimar. Mais le nazisme oblitérera Klabund du paysage littéraire allemand. On devine aisément pourquoi à la lecture des deux textes présentés ici en ‘première’ au public français.